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Le blessé

December 4th, 2009

Je rentre dans ma chambre, ôte mon pull et me sers un verre de Fanta. Le liquide est trop sucré. Je me dis que je viens de voir quelque chose que je n’oublierai pas.
Autour de 18 heures tous les jours je sors faire un tour au milieu de la foule qui s’agite dans les rues. C’est généralement l’occasion de dépenser quelques roupies pour acheter un truc à manger. Je m’approche de la petite boutique et regarde avec attention tous les produits présentés derrière la vendeuse. Ils sont tous recouverts d’une couche de poussière. Il m’a fallu plusieurs jours pour comprendre que la date que portent tous ces produits est la date de production et non la date de péremption. Il y a ces petits sachets suspendus. Certains portent la marque du scorpion, c’est du tabac à mâcher, d’autres, toujours en petit sachet sont du shampooing. Tous ces produits semblent étranges, je suis attiré par tous ces packaging inconnus – ah, la consommation, c’est aussi quelque chose que j’ai laissé derrière moi d’une certaine façon. Le modèle indien est celui de la petite boutique avec quelques articles. J’ai vu un supermarché mais à chaque fois que j’en parle les gens font la grimace.

Au détour d’une rue je vois un attroupement d’une bonne cinquantaine d’hommes. Certains sont sur leur vélo, d’autres se tiennent en groupe et discutent. Rien d’anormal, j’ai toujours le sentiment d’être entouré par des masses énormes en Inde. Nous sommes aux abords d’un temple très fréquenté. Rien ne laisse présager de ce que je vais voir. Tous ont le regard braqué vers un coin très sombre de la rue. Il y a bien des éclairages publics (qu’il faut allumer soi-même avec un interrupteur) mais la lumière qu’ils dégagent ne semble jamais assez forte pour éclairer vraiment la rue. Alors je me retrouve à marcher dans ces rues sombres malgré l’éclairage. Je plisse les yeux pour essayer de voir ce que regardent tous ces gens. Un type tourne sa moto dans la même direction et grâce aux phares, je peux apercevoir un homme recroquevillé, le visage brillant. Un second type debout le tient par les cheveux et lui secoue la tête. Je détourne le regard, continue sur mon chemin et comprends que c’est le sang qui luisait sur sa peau. Je tourne dans la rue d’après, complètement écœuré. Le mouvement de la tête du malheureux était désarticulé. Je me dis que je ne suis pas sûr de ce que j’ai vu, que j’ai peut-être mal regardé. Puis je sens cette boule dans mon ventre. Je n’arriverai pas à mentir à mes tripes.

Les mouvements de foule en Inde sont toujours impressionnants. En fait je commence à comprendre que la situation normale c’est lorsqu’il a plein de gens autour de moi. La situation étrange c’est lorsque je suis seul. Je vis dans une petite ville avec un million d’habitants. Bizarre.

Un peu plus tard je m’arrête à un croisement. Il faut que j’arrête de penser à ce que j’ai vu. Je ne sais pas ce que j’ai vu. J’ai vu un blessé. Et déjà, un autre spectacle se joue devant moi. Il y a deux bus Tata (énorme machine sans direction assistée) qui bloquent des dizaines d’autres automobilistes à cause d’une manœuvre pour tourner. Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant tous ces véhicules qui se frôlent en se croisant ou qui s’amassent au plus près des camions. Un jeune homme vient me voir. Je sursaute presque lorsqu’il engage la conversation. Je me rends compte qu’il est posté à côté de moi depuis plusieurs minutes. Il me dit qu’il me connait, qu’il m’a vu dans son école. Il a l’air sympathique et sourit beaucoup. Je me dis qu’on a perdu ça en Europe. La simplicité d’une conversation. Je m’attends à ce qu’il me demande quelque chose ou me propose quelque chose. Ca ne viendra jamais. Il veut juste me parler, écouter le son de ma voix, m’entendre prononcer mon nom, me dire le sien. Puis il part sur le scooter qui est garé devant nous. Je pars dans la direction opposée et m’engouffre dans l’obscurité de la rue pour laisser les voitures coincées au croisement.

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